Postulons que nous pensons l'intraduisible à partir d'une pensée du langage et de la traduction, et à partir d'une pensée de leurs frontières. Ainsi, en dehors des règles qui définissent ce que sont, ce que doivent être, et ce que ne sont pas, le langage et la traduction, il n'y a pas d'intraduisible à penser. Nous pouvons donc supposer sans risque que si la conception du langage et de la traduction se déplace historiquement, l'intraduisible se déplace aussi. Quand Roman Jakobson écrit en 1959 que la poésie est intraduisible et que seule est possible une transposition créatrice, et que Jacques Derrida écrit en 1987 que la traduction est essentiellement transposition poétique, c'est le déplacement d'une conception du langage et de la traduction qui déplace l'intraduisible. Après Michel Foucault, nous pourrions dire que tout discours sur l'intraduisible est porté par les règles qui régissent sa production. Il y a donc lieu de s'intéresser non seulement aux discours, mais aux règles.
Je souhaite repenser l'intraduisible à partir d'une conception agonistique du langage, plutôt qu'à partir d'une conception structurale ou communicationnelle. Une agonistique (du grec agonistikos, qui concerne la lutte) envisage le langage comme territoire de conflit entre des positions fortes et des positions minoritaires, que les règles excluent. Déjà amorcée par, notamment, Roland Barthes, Gilles Deleuze, Jacques Derrida et plus tard Jean-Jacques Lecercle, l'agonistique du langage pourrait bien inspirer une agonistique de la traduction littéraire, qui porterait l'attention non pas sur ses phénomènes réguliers, mais sur ses dérèglements et ses monstres. Jean-Jacques Lecercle nomme le « reste » l'exclu dans le langage qui revient par voie détournée. Nous pourrions dire qu'en traduction, l'intraduisible est le (non) territoire privilégié de cette exclusion. Tout l'intérêt réside dans sa manière détournée de revenir au traduit.
Ce retour au traduit pourrait peut-être se penser à l'aide d'une poétique de l'« outre-langue » (Alexis Nouss). De cette manière, l'intraduisible révélerait une expérience du traduire solidaire d'une modernité littéraire dans son utopie d'une « langue inconnue » (Barthes). Cet horizon d'écriture se pose, nécessairement, au-delà des règles qui régissent le dire comme le traduire. Dans cette mesure, il s'agit d'un espace paradoxal. L'outre-langue, que le reste manifeste (comme trace ou résidu), entretient un rapport avec l'intraduisible. « L'outre-langue pèse sur l'exercice de la traduction comme traduction de l'intraduisible » (Nouss; 2001). Il s'agit aussi de penser ce rapport paradoxal.